Leçons afghanes pour la France et pour le monde

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Le président Emmanuel Macron a souhaité réagir aux événements de Kaboul par une brève allocution télévisée le 16 août à 20h, comme il l’avait déjà fait sur quelques sujets internationaux (par exemple après l’attaque du Capitole à Washington par les partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021).

Après l’explosion de Beyrouth l’année dernière (4 août 2020), c’est la deuxième intervention estivale forte pour le locataire de l’Élysée. L’accent a été mis sur les préoccupations les plus immédiates, et sur les mesures à prendre rapidement : au matin du 17 août 2021, un Airbus A400M français et des forces spéciales arrivaient à Kaboul pour assurer des évacuations.

Mais au-delà de l’urgence, comme l’a laissé entendre – pour l’instant à demi-mot – l’allocution présidentielle, une réflexion plus profonde s’impose. D’abord, sur les leçons atlantiques à tirer de la défaite afghane. Ensuite, dans une perspective stratégique plus globale encore, sur notre rapport à la guerre, à l’intervention militaire, à notre action extérieure.

Impératifs pour la France

La priorité immédiate va bien entendu à la protection des ressortissants français, étendue par Emmanuel Macron à celle des Afghans qui ont travaillé pour la France. Les scènes de chaos retransmises ces dernières heures mettent la logistique à rude épreuve, font craindre pour la sécurité de tous, et placent l’ambassade de France (transférée à l’aéroport) dans l’état de tension que l’on imagine.

Autre impératif : ne pas laisser l’Afghanistan redevenir (comme avant septembre 2001) un sanctuaire à partir duquel des opérations terroristes pourraient se préparer, ou des groupes violents, s’entraîner. Sur ce point, naturellement, rien ne permet d’obtenir la moindre garantie. Les talibans n’ont pas nécessairement intérêt à prendre de front la puissance américaine, qui depuis vingt ans n’a pas faibli, et s’est même étoffée de techniques de frappe à distance plus sophistiquées, notamment du fait de l’usage de drones. Ils chercheront pour l’heure à rassurer, évidemment à durer, et peut-être à développer une expérience de pouvoir religieux moins autarcique qu’il y a deux décennies. Mais avec le temps, et compte tenu des divergences possibles entre différents clans, tout peut arriver, sans que la France, seule, y puisse grand-chose.

Enfin, l’anticipation d’une possible poussée migratoire a été mentionnée. Les scènes de panique montrent qu’un exil afghan ira bien au-delà des fuites des cerveaux. Des flux sont attendus, avec les multiples manipulations interétatiques qui accompagnent généralement ces phénomènes. Après l’épisode syrien de 2015, et les difficultés rencontrées par Angela Merkel dans son approche à la fois humaniste et rationnelle de cette crise migratoire, nous savons que, en la matière, la marge de manœuvre des dirigeants occidentaux est étroite.

Réflexions atlantiques

Le dossier afghan pose une fois de plus la question de la vocation de l’Alliance atlantique.

Quelques minutes après l’allocution d’Emmanuel Macron, Joe Biden s’est exprimé. Un discours dur, attribuant la responsabilité de la situation à un gouvernement et à une armée d’Afghanistan incapables de faire face aux talibans malgré deux décennies de copieuses aides américaines. Un discours déterminé à sortir l’Amérique de guerres jugées désormais inutiles. Un discours à la fois franc et cynique, renonçant à faire le bonheur des autres malgré eux, ou contre le cours des événements. Un discours explicable du point de vue de l’opinion américaine, et logique au regard du recentrage diplomatico-militaire de Washington sur l’Asie-Pacifique et sur sa compétition avec Pékin. Mais un discours inquiétant aux yeux des opinions alliées, submergées d’images, de nouvelles ou de rumeurs dramatiques venues d’Afghanistan.

Au vu de leur départ précipité d’Afghanistan et de l’abandon de leurs anciens alliés locaux qui leur est reproché, les États-Unis peuvent-ils encore prétendre que les garanties de sécurité qu’ils fournissent sont solides et que leur parole est fiable ?

Cette question s’était déjà posée avec acuité sous Obama, lorsque celui-ci refusa de s’engager en Syrie comme le souhaitait la France, puis regretta publiquement d’avoir suivi Paris en Libye. Sous Donald Trump, l’abandon des forces kurdes qui avaient aidé à combattre l’État islamique, et le feu vert donné par Washington à la Turquie pour les pourchasser, avaient également posé la question de la confiance à investir dans la parole d’une Amérique qui se réserve le droit de changer de priorités.

Or Biden a été clair : plus question de se disperser en Afghanistan à l’heure où la Chine menace. Quid, alors, de l’Ukraine, du Sahel ou du Proche-Orient ? En Asie, Pékin surfe sur cette aubaine, et avertit Taipei : que ferez-vous le jour où l’Amérique vous lâchera, vous aussi ? Argument fallacieux dans la mesure où il n’existait pas de traité d’alliance entre les États-Unis et la population afghane, ni d’ailleurs, à l’époque, syrienne. Il existe en revanche des traités ou des garanties actées ailleurs, que Washington aura à cœur d’honorer, pour sa crédibilité stratégique. Mais psychologiquement, l’argument a de quoi ébranler.

Ailleurs au sein de l’OTAN, on scrutera les nuances exprimées entre alliés, et surtout la posture turque. Au-delà, il sera intéressant de suivre l’attitude saoudienne ou émiratie, sans parler bien sûr du Pakistan. Et que fera l’Inde ? La chute de Kaboul peut générer une redistribution des loyautés dans les jeux d’alliances que l’Amérique tente de mettre en œuvre contre son nouveau peer competitor.

Réflexions stratégiques

Mais la dureté du discours du 46e président des États-Unis pose une autre question encore : celle de l’engagement extérieur des démocraties pour la stabilité d’une région ou la reconstruction d’un État.

Le fiasco afghan (retour au pouvoir quasi immédiat de ceux-là mêmes que l’on a voulu chasser vingt ans et quelques trillions de dollars plus tôt) signe la fin d’une époque : celle, ouverte par la fin de la guerre froide puis poussée à l’absurde par l’administration néoconservatrice de George W. Bush dans les années 2000, où l’Occident espérait remodeler des sociétés, refaire les cartes du monde, superviser l’instauration des bons régimes politiques chez les autres.

Les multiples partenariats – aux tonalités souvent paternalistes, et soumis à des conditions vexantes – avec la nouvelle Russie ont favorisé un sentiment d’humiliation exploité ensuite par Vladimir Poutine. Après des années d’engagement de la Chine dans le circuit commercial international, Xi Jinping renforce le dogme marxiste-léniniste et exploite l’ouverture commerciale tout en refermant le jeu politique. Les contrôles sourcilleux et parfois arrogants de l’Union européenne pour vérifier que la Turquie avançait correctement sur la voie tracée pour elle afin d’être digne de voir sa candidature examinée avec bienveillance (ce qu’elle ne fut jamais réellement), ont préparé le terrain à la rhétorique de rupture de Recep Tayyip Erdoğan. Passons sur le bilan du « regime change » : Irak, Libye, soutien aux printemps arabes… autant d’échecs patents. Il ne s’agit pas de faire le procès de processus politiques parfois bien intentionnés, parfois intéressés, parfois naïfs, parfois plus sérieusement pensés. Mais de constater leur échec.

L’espoir de l’émergence d’une nouvelle donne politique après une intervention extérieure coûteuse et nécessitant un maintien durable sur le terrain s’est évanoui. Le fire power (puissance de feu) reste de mise, le staying power (capacité à rester sur place) est hors de portée. Tout comme, en son temps, le retrait impérial britannique a rapidement condamné la présence coloniale française, l’aggiornamento américain pourrait condamner la logique d’expédition longue. La France ne peut esquiver cette donne dans sa politique sahélienne. Mais d’autres feraient bien d’y réfléchir aussi, comme la Russie en Syrie. Comme il y eut une doctrine Clinton après la Somalie (définition très restrictive des conditions d’intervention américaine à l’étranger), une doctrine Biden pourrait faire date après l’Afghanistan.

Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université Clermont Auvergne (UCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Image : Michal Knitl / Shutterstock

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